Japon-USA-Australie-Inde : une stratégie de sécurité « en diamant »
La perspective de Vermeer
Le XVIIe siècle, grand siècle de la navigation, a vu l’approfondissement des échanges matériels et culturels, et le développement du commerce international. La Hollande qui était à l’époque un des plus importants pays d’Europe accumulait essentiellement à Amsterdam des objets étranges, des produits de luxe ainsi que des plantes et des animaux. La Compagnie néerlandaise des Indes orientales, née du regroupement de plusieurs compagnies qui faisaient du commerce maritime avec l’Asie, a été la première société par actions de grande dimension au monde. Vermeer est né et a vécu à Delft, une ville de capitalistes, qui était un des centres de ce commerce international avec l’Asie, de pair avec Amsterdam ou Rotterdam(*1). Les commerçants hollandais envoyaient leurs bateaux dans les océans Indien et Pacifique comme l’avaient fait avant eux l’Espagne et le Portugal. L’œuvre de Vermeer, dont seule une trentaine de tableaux nous est parvenue, a aussi de fervents amateurs au Japon. À l’arrière-plan des personnages qu’il a peint figurent des objets qui reflètent ce commerce avec l’Asie, cette perspective tournée vers l’étranger, comme par exemple la carte du monde ou le globe qui apparaissent dans L’officier et la jeune femme riant, et du Géographe, ou encore les perles rapportées de l’océan Indien, du golfe Persique ou du golfe du Bengale qui brillent à l’oreille de la jeune fille de La Jeune fille à la perle ou au cou de la dame de La Dame au collier de perles. Bien que Vermeer ait passé la quasi-totalité de sa vie à Delft, son regard de peintre était tourné vers le monde extérieur rempli d’un éclat infini. Grotius, un autre natif de la ville qui a d’abord été un jeune juriste talentueux est aujourd’hui considéré comme le père du droit international. Il a affirmé, vis-à-vis du Portugal et de l’Espagne qui avaient été les premiers à naviguer sur l’océan Pacifique et y avaient établi des routes de navigation qu’ils considéraient comme leur propriété, que ces deux pays n’avaient pas le droit de faire obstacle à la libre navigation des autres pays et il a ainsi contribué à la présence hollandaise dans cet océan et l’océan Indien. Aujourd’hui, la liberté du commerce et de la navigation sont les principes de base du droit international, et les océans sont considérés comme le patrimoine commun de l’humanité.
Deux océans – huit ans plus tard, une réalité
Mais ces règles maritimes qui ont résisté pendant plus de quatre siècles à toutes sortes de changements commencent aujourd’hui à être ébranlées. La Chine qui a construit des îles artificielles en mer de Chine méridionale cherche en effet à démanteler par la force l’ordre maritime établi. Elle s’est assurée dans l’océan Indien des escales portuaires pour ses bâtiments au Myanmar, au Bangladesh, au Sri-Lanka et au Pakistan et y fait sentir sa présence en encerclant l’Inde. C’est l’un des piliers de sa « stratégie du collier de perles », et constitue aussi la base de la vision promue par Xi Jinping « One Belt, One Road », une Route de la soie terrestre et maritime. Le Premier ministre Abe pour sa part s’efforce de réduire rapidement la distance entre le Japon et l’Inde qui mène une diplomatie multi-directionnelle, conforme à sa tradition de pays non-aligné. Il cherche, particulièrement depuis que Narendra Modi est devenu Premier ministre, à élargir les relations bilatérales avec l’Inde du domaine de la coopération économique à celui de la sécurité et de la défense. L’intérêt du Japon pour l’Indo-Pacifique(*2) s’est affirmé depuis le retour de M. Abe au pouvoir, le 26 décembre 2012, mais en réalité, tout a commencé cinq ans plus tôt. Dans le cadre d’une visite en Inde pendant son premier mandat, M. Abe a donné le 22 août 2007 un discours au Parlement indien. L’approche qu’il y a développée est un élément essentiel de la politique étrangère qu’il mène actuellement. Dans son discours(*3) qui avait pour thème Le Mélange des deux océans, le titre d’un ouvrage de Dârâ Shikôh, un prince de l’empire moghol, le Premier ministre japonais s’adressait à l’ensemble du peuple indien. Il y développait l’idée d’une « Asie élargie » par le lien entre les océans Pacifique et Indien et y exprimait sa détermination à créer ensemble une mer ouverte et transparent grâce à un partenariat stratégique global entre les deux pays. Ce discours a été bien accueilli par la partie indienne et a ému ceux qui l’ont entendu. Mais M. Abe était déjà souffrant à cette époque et un peu plus d’un mois plus tard, au début de septembre 2007, il fut contraint de démissionner pour raisons de santé et ce fut le dernier discours qu’il prononça à l’étranger lors de son premier mandat. Depuis qu’il a réussi l’exploit de revenir au pouvoir à la fin de l’année 2012, il travaille à concrétiser cette stratégie dans les deux océans, qui est un des piliers de sa politique étrangère. Cinq ans et quatre mois après son discours au Parlement indien, la forme de ce « Mélange des deux océans » a été annoncée : celle d’un « diamant pour garantir la sécurité démocratique de l’Asie » , qu’il a évoquée dans un essai rédigé pour l’organisation internationale Project Syndicate mis en ligne le 27 décembre 2012, le jour du lancement de son deuxième gouvernement a démarré : – La paix et la stabilité ainsi que la liberté de navigation de l’océan Pacifique sont inséparables de celles de l’océan Indien. – Mais la mer de Chine méridionale est en passe de devenir le lac de Pékin. – Le Japon ne saurait reconnaître les pressions exercées par la Chine de manière quasi-quotidienne autour des îles Senkaku. Ces propos limpides l’étaient tellement que les proches du Premier ministre, inquiets de leurs répercussions sur les relations entre le Japon et la Chine ont cherché après leur publication à éteindre les flammes qu’ils avaient allumées. À ce moment-là, les idées proposées par M. Abe étaient tellement en avance sur la réalité que l’on craignait qu’elles ne servent qu’à mettre dans la lumière le côté « faucon » du nouveau gouvernement. L’expression « vision du diamant » n’a plus été employée par la suite, et a été de fait scellée, comme le souhaitaient vivement ses proches. La théorie de la solidarité Japon-USA-Australie-Inde l’a remplacée à partir du discours de politique étrangère intitulée « Les bienfaits des mers ouvertes : les cinq nouveaux principes de la diplomatie japonaise »(*4), dans lequel elle apparaissait sous un nouvel habillage plus orthodoxe et moins menaçant.
(*1) ^ cf. Le chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, de l’historien canadien Timothy Brook.
(*2) ^ Le 12 décembre dernier, pendant la visite du premier ministre Abe en Inde a eu lieu à l’Université Rikkyō de Tokyo un symposium international intitulé : « La politique maritime internationale en Asie au XXIe siècle – océan Indien, golfe du Bengale, mer de Chine méridionale, mer de Chine orientale, océan Pacifique », qui a confirmé l’intérêt accru du monde intellectuel pour ces deux océans.
(*3) ^ « L’océan Indien apporte une union dynamique aujourd’hui comme une mer de liberté, une mer de prospérité. L’Asie élargie qui fait voler en éclat les limites géographiques traditionnelles est en train de naître. Nous avons la force, et la responsabilité de la faire grandir dans la prospérité comme une mer partout transparente. » « Si l’Inde et le Japon se lient, cette Asie élargie peut se transformer en un vaste réseau englobant les États-Unis et l’Australie », a notamment déclaré le premier ministre japonais dans ce discours.
(*4) ^ Le premier ministre Abe avait préparé ce discours à l’occasion d’une visite en Asie du Sud-Est en janvier 2013. Il y exprimait sa volonté de renforcer les liens de son pays avec tous ses partenaires notamment l’Australie. Il aurait dû le prononcer en Indonésie, mais la prise d’otages japonais en Algérie au même moment l’a contraint à retourner précipitamment au Japon, et le discours n’est apparu que sur le site de la résidence du premier ministre.
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